XVI

 

IL sourit et lève son verre vers moi.

« A la tienne. »

J’avale une gorgée du mien.

XWGRMLTZKBCC ! ! !

Comme on dit dans les bandes dessinées.

Je n’aurais jamais cru que ce soit à ce point imbuvable. Une décharge de T.N.T. en plein sur la langue.

Daniel boit, triple de volume, devient rouge, bleu, jaune, et reprend sa couleur naturelle.

« Fameux », dit-il d’une voix flûtée.

C’est la bouteille que papa garde pour les grandes occasions, et comme je ne pouvais évidemment pas offrir quelque chose d’autre à Humphrey que du scotch, je lui en ai versé un verre, et à moi aussi, car je ne veux pas avoir l’air de ne pas être habituée à ce genre de sport. Mais cela chauffe dans l’estomac. Soleil derrière les baies vitrées, beau temps en l’honneur du 1er mars.

Ça me fait drôle de le voir chez moi. Quand il est entré dans le living, il a sifflé et dit : « Bingo ! »

J’ai compris qu’il aimait.

Évidemment, c’est une belle pièce. Et puis les tableaux, les lampes chinoises, les meubles, le lustre, ça jette du jus, c’est sûr.

Et depuis une heure on fume, on boit et on travaille. Stuyvesant, Chivas et littérature.

C’est épatant : Kay au salon de thé pour l’après-midi, papa au bureau, les bonnes en congé. Seuls sur l’île déserte. Daniel et moi.

Après les gros galous d’usage, on s’est roulés un peu sur le divan, mais à présent : boulot-boulot.

Il se renverse et regarde autour de lui. On sent qu’il n’est pas encore habitué.

« A quoi tu penses ? »

Soupir. Songeur, il remarque :

« C’est un peu plus petit qu’un terrain de football, mais c’est presque dans les limites. »

Ses yeux reviennent sur moi.

« On est bien ici… »

Je suis heureuse que cela lui plaise. Un rien me rend joyeuse depuis quelques instants.

« On met un disque ?

– Un truc américain, dit-il ; Dean Martin, Sinatra ou Nat King Cole. Tu as ça ? »

Je colle Sinatra sur la platine et tout se remplit de sirop. J’ai du mal à finir ma Stuyvesant, mais un petit coup de whisky ne sera pas de refus. Ça brûle mais ce n’est pas mauvais.

« On danse ? »

Je n’attendais que ça. Un blues surtout. Pas un gramme de fatigue et du sentiment partout.

Je ferme les yeux. A quoi peut-il penser ? Si j’avais su, j’aurais mis mon ensemble violine. Il danse bien. Ses cheveux sentent la savonnette.

 

La vie en ce séjour me paraît merveilleuse.

 

On peut dire que la vie commence à onze ans. Oui, ma vie a commencé en juillet dernier, quand j’ai rencontré Daniel. Et, depuis, ça continue. Il y a des hauts et des bas, mais surtout des hauts, et aujourd’hui c’est le haut du haut.

Le soleil, ma maison et on danse. Nous n’avions jamais dansé. Tout tourne avec nous, c’est un lent manège calme et doux, et Sinatra tout au bout du monde qui se défonce et ruisselle. Confiture partout et moi barbouillée, accrochée à Bogart qui tangue… Alléluia ! Kiss me, sweet heart.

J’ai rêvé jadis de valser sous des lustres au bras d’un cadet de West Point. Pauvre tarée ! J’ignorais la vraie vie, la vraie danse. Avec Dany Daniel, le king des banlieues. Mon homme, quoi, my man. J’ai de plus en plus soif.

« Moi, dis-je, je trouve que c’est injuste que tu doives partir. Pourquoi tu vivrais pas ici, avec moi ? On est des surdoués, oui ou merde ? »

J’ai dû dire une grossièreté. Tant pis.

Ma véhémence m’a surprise moi-même. C’est comme si, sur la fin des phrases, ma voix m’échappait.

Daniel fronce les sourcils et son poing s’abat sur le cercle du piano.

« Oui ! » rugit-il.

Je me mets à pleurer d’un coup, et de me sentir pleurer me donne envie de rire.

« Eh bien, dis-je, l’affreux, c’est que je peux extraire des racines cubiques, mais, en tant que femme, je suis pas reconnue ! »

Il y a un tintement, comme un hoquet, et Daniel dit :

« Bois. »

Je bois, car toute femme obéreuse est amouissante, amoureuse est obéissante, et, sans bouger les pieds, Daniel file à toute allure jusqu’à l’autre bout du living et revient pareillement.

« Comment tu arrives à faire ça ?

– A faire quoi ?

– Ce que tu viens de faire, comment tu peux te déplacer si vite ?

– C’est toi qui te déplaces, dit-il, n’essaie pas de dire le contraire, il y a un tapis roulant quelque part. »

Je ne supporte pas ce genre d’humour, ça me répugne et, bien que ce soit le grand avour de ma mie, ami de ma vour, je vais me coucher immédiatement sur le tapis et m’endormir.

« Je vais me coucher, dis-je, tu termineras tout seul ton bon Dieu de roman à la noix. Pauvre mec. »

Première fois que je l’insulte.

Il louche tellement il me regarde de près.

« Ne pleure pas, dit-il, si tu pleures, je me flingue.

– C’est plus fort que moi, Daniel, je voudrais arrêter de tourner mais je n’y arrive pas, je suis trop malade.

– Salle de bain », dit-il.

Je sais où est la salle de bain. Depuis cinq ans que j’habite ici, je sais parfaitement où se trouvent les pièces. Eh bien, je pars quand même en diagonale par rapport à la porte. Je redresse et vzzzz, voilà le divan qui fonce du centre de la pièce, droit sur moi, comme un obus. Je m’étale. Daniel me tend la main. Je tire, il tombe et on sonne.

Même pas moyen d’être tranquilles une heure.

Daniel met son menton sur sa main et dit :

« Je parie que c’est ta mère.

– Possible, dis-je, elle habite ici. Aucune importance, mets ta tête là et dors. »

Il grogne, met sa tête dans mon cou et bâille.

« On n’a jamais dormi ensemble, dis-je, il fallait bien que ça arrive. La solitude ne paie plus de nos jours, même aux States. »

On resonne.

Je ferme les yeux et des soleils tournent chacun dans un sens différent. Je tournoie avec et me disloque en cent mille morceaux. Je suis une myriade de saint-honorés et je me mange moi-même alors que je déteste le saint-honoré.

J’ai quelque chose de froid qui me coule dans le cou.

« Laissez-moi, dis-je, je dois prévenir la C.I.A. que les Russes nous ont repérés.

– Tu devrais avoir honte », dit Kay.

Kay !

Qu’est-ce qu’elle fait là, celle-là ?

« Appelle la Maison-Blanche si tu me crois pas, ils ont repéré nos bases d’envol de missiles. »

L’eau gicle plus fort et c’est la salle de bain qui se trouve autour de moi. Kay cliquette de centaines de millions de bracelets inconnus. Elle a un air consterné qui me surprend.

« A ton âge ! dit-elle. Du whisky pur ! »

J’ai le dedans de la tête qui clapote. Il faut que je me rappelle ce qui est arrivé. Je n’étais pas seule pour prendre cette cuite.

« Et Dany boy ? »

Elle sursaute sous l’exclamation et montre l’entrebâillement de la porte.

« Ce jeune homme dort profondément », dit-elle.

Je m’enfonce dans la baignoire avec un rot de scotch et de bien-être qui fait vaciller ma mother.

De toute façon, il aurait bien fallu que je les présente l’un à l’autre, alors, comme ça, c’est fait.

Ils se connaissent, c’est bien plus simple.

J’ouvre un œil. J’ai tout lieu de croire que je suis dans un bain. Mes lèvres sont sacrément sèches.

« J’ai soif », dis-je.

Kay a un haut-le-corps, et se crispe, sévère.

« Tu n’as pas encore assez bu ! »

Je donne une poussée dans le fond et me laisse flotter, béate quelques secondes.

« Ajoute un peu de soda, dis-je, mais juste une goutte pour parfumer. »

E=mc2, mon amour
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